A l'heure
où l'on vante les prouesses d'une photographie numérique pour
ses qualités de « Haute Définition » et de
mémorisation, l'uvre de Martial Verdier peut sembler, à
bien des égards, anachronique.
Non pas que l'artiste, revendique un retour passéiste vers quelque
artisanat pictural du médium ni même qu'il ait tourné
le dos dédaigneusement aux « Nouvelles Technologies »
qui affectent inévitablement semble-t-il, le champ de photographie
contemporaine. C'est, au contraire pour avoir approché des techniques
telle « Photoshop » que Verdier s'est assuré
que celles-ci ne renfermaient pas ou pas encore du moins — l'essence
ou l'Inconnue qu'il y cherchait.
Quels que soient les pouvoirs qu'on attribue à la photographie numérique,
il y aurait fort à parier que jamais celle-ci ne pourra être
en mesure de restituer l'émotion que l'on peut éprouver face
à un flottant cliché de Nièpce, de Fox Talbot ou d'Hippolyte
Bayard...
C'est pourtant cette aube brumeuse qui enveloppe « Les Ambassadeurs »
de Martial Verdier, en les soustrayant à tout il acéré
ou scrutateur et qui, au prix d'un sacrifice des contours et détails,
laissent émerger d'eux ce supplément d'âme... (ce qui
n'est pas la moindre des qualités).
Modeste, discret, l'artiste travaille de manière retirée dans
les ateliers Artsenal à Issy les Moulineaux, tentant de saisir à brûle-pourpoint
une impuissance historique du médium, d'en capter la genèse.
L'éclat qui habite silencieusement ces visages des « Ambassadeurs
», (portraits d'artistes que l'auteur entend comme « passeurs
») coexiste avec une frontalité intimidante, la simplicité
extrême de leur poses enrayant tout conception d'une mise en scène
sophistiquée à l'uvre dans la photographie contemporaine.
C'est qu'on a davantage affaire ici, à un rituel « familial
», voire familier à travers ces modèles à peine
visibles, se prêtant au jeu d'une statuaire vibrante, mystérieusement
empreinte de solennité.
Les conditions précaires de développement du processus employé
par Verdier se veut à rebours de toute avancée technologique,
puisque l'artiste utilise le négatif sur papier, invention qui remonte
à 1840 et que l'on doit à William-Henry Fox-Talbot. Or, que
trouver de plus dans un procédé de révélation
si archaïque ? Du temps
et quelque chose d'autre, encore.
C'est un choc pour l'il du spectateur, décryptant ce retard
d'une gestation chimique, à l'état dans l'image. On comprend
que Verdier convoque manifestement une autre photographie, par trop lointaine
de nous, une photographie à laquelle nous ne pensions plus. Transgressant
à dessein toute conception positiviste de la Science, L'artiste pénètre
patiemment dans cet en-deçà historique du médium, en
rattrape la mosaïque fluide et comme brûlée et tente d'atteindre
à cet improbable compte rendu du Temps de l'œil
que le Temps
lui-même décompose
Vent de particules, tourmente de granulés incandescents, fournaise
optique, les sujets semblent dévorés par les composantes de
leur image en gestation. Une sorte d'image pré-Historique de la Photographie
ou d'image proto-historique.
Mais c'est, semble-t-il, la mémoire collective imprenable qui intéresse
l'artiste, plutôt que les plaisirs nostalgiques faciles que l'on peut
tirer de la contemplation d'archives. Captivé par les épreuves
d'Hippolyte Bayard qui lui inspirent le sujet de ses « Vanités »
(« Calotypes -avril 1991 et Vanité 3, Vanité 4
-1990), l'artiste semble saisir le passé à même le présent
; lui dérobant d'abord ses usages, s'appropriant ses rites représentationnels.
Mais il ne s'agit nullement d'un travestissement. L'affection de Verdier
envers ces procédés « dépassés »
(qui se situent historiquement entre l'invention du Daguerréotype
et celle de la plaque de verre), lui impose, en retour, des contraintes
matérielles non négligeables. Le « négatif
sur papier » exige en effet, de longs temps d'exposition : de
10 à 15 minutes. (et parfois deux jours d'exposition, sur un carrefour
routier). Une rapidité extrême entre prise de vue et phase
de révélation est également impérative. (Verdier
prend ses photographies dans son jardin et les développe immédiatement
dans un laboratoire ménagé dans sa cave à proximité).
De ses modèle, affectés par la lenteur initiale de la pose,
l'image semble se former, parvenir comme d'inapprochables lointains... Assis
sur une chaise ou en tailleur dans l'herbe, avec lunettes de soleil ou mains
oisives, entouré d'une incandescence chimique du papier, ils paraissent
défier paisiblement et ironiquement leur propre icône temporelle.
Ailleurs, un garçon rasé tenant un crâne, motif emprunté
aux tableaux du genre, incarne à sa manière une Vanité
Moderne... C'est la Vision même que leur regard indistinct fixe, au-delà
de la brume matérielle créée par le support photosensible
et qui les corrode dans leur invisible forteresse imaginale par ces éclats,
ces griffures, ces copeaux de lumière, à même la page.
Il y a en eux un peu de l'altercation lointaine à la familiarité
ambiguë et poétique. Comme si ces «passeurs» instaurant
leur propre distance, interdisant toute contemplation et voyeurisme ; rompaient
brusquement toute attente spectatorielle. Cette limite indécidable
entre visible et lisible sur laquelle se maintient leur équilibre
précaire, les porte ainsi aux frontières de la disparition...
Ce qui amène à s'interroger sur les effets de la phénoménologie
de la vision ainsi que sur les fonction des rituels de représentation
sociale, esthétique, artistique ou amateuriste.
Pour ajouter à l'incertitude d'une telle perception, Verdier confectionne
des encadrements de bois rudimentaires (bois de palette) portant encore
les noeuds et marques du rabot, comme pour soustraire l'image à un
environnement social, marqué par un souci de perfection formelle
ce qui ajoute traditionnellement à sa valeur d'exposition.
« Je n'aime pas ce côté lisse, peaufiné dont
on entoure la photographie » déclare-t-il.
Pour lui, la photographie est matière, temps et lumière à
l'état « brut ». Les progrès, les arrangements
que l'on pourrait apporter par la suite à leur « présentation
», ne sont pas de son ressort. Car sa recherche tend à valider
l'actualisation et l'expérimentation toujours possible, d'une exploration
historique du médium, d'une quête de ses éléments
premiers, primitifs voire « primaires », afin d'en
approcher l'acte fondateur mais factice, en dépit de tout savoir
acquis.
Le thème des Vanités, cher à l'artiste, renvoie au
célèbre tableau de Holbein où « les Ambassadeurs
» (vers 1535) sont clairement associés à l'usage
des Savoirs, en tant que pouvoir illusionniste : Jurgis Baltrusaitis a analysé
ce double portrait avec concision et a montré que, dans un contexte
religieux certes bien différent du nôtre, l'aspiration, issue
de l'Antiquité et de la Renaissance à une « union
des Arts et des Sciences » n'échappa pas aux suspicions
de l'Église. Plus encore, dans « Éloge de la Folie »
Erasme se défie de ces inventeurs qui « se vantent de
tout savoir et ne savent rien ».
« Rien de plus périlleux que follier par raison »
écrit, pour sa part, Corneille d'Agrippa (Anvers, 1530). Héritée
de la Renaissance, l'optique (et avec elle, l'illusion, la représentation,
l'artefact) était considérée comme «mystification
». Quant à la perspective, on l'interprétait comme un
système factice » (2). « Au lieu d'être
exaltés » écrit Baltrusaitis, les Arts et les
sciences sont présentés « sous le signe de la Mort. »
(3). Car ce sont des objets du savoir, tel un Triangle, un Globe terrestre,
un Compas qui entourent ces dignes « Ambassadeurs »
peints par Holbein, tandis que, contre toute logique, trône en suspension
au centre de la pièce, une forme anamorphique abstraite...
La perspective de la mystérieuse figure,une fois redressée,
laisse deviner un crâne humain, symbole de cette destruction et annihilant
les pouvoirs des Arts et des Sciences, placés au niveau de toute
jouissance terrestre, épicurienne, arrogante ou athée.
A l'instar du trompe-l'oeil en peinture, la photographie des « Ambassadeurs »
de Verdier s'auto-dénonce à travers ce renvoi à la
symbolique de l'anamorphose chez Holbein, (ce crâne mortel au pieds
de dignes ambassadeurs). D'informe, cette forme en devient « moteur »
de l'image,que celle-ci soit de nature artisanale, chimique ou mécanique.
Mettant ironiquement à nu son propre système d'illusion, qu'elle
exhibe comme aberrant, l'Image se renverse, se retourne comme une poche.
L'image signe et persiste en tant que mystification, exaltant ses propres
processus de leurre...
Si la Vanité se cache dans la soif des Savoirs et des Sciences en
tant que pouvoir et défi prométhéen, où trouver,
dans l'uvre de Verdier, trace de cette symbolique de l'anamorphose
révélatrice, sinon dans le procédé photographique
même, à la fois Science et folie, objectif dérisoire
et jamais atteint de l'analogon ? Serait-elle nichée dans ses intriguants
« Passeurs », des artistes, seuls peut-être,
en mesure de manipuler l'incertitude des Savoirs, la tromperie constitutive
des artefacts, pistes ouvertes expérimentales et clés explicites
d'un système illusionniste ?
L'important, dans cette apparition imparfaite des images de Verdier, rejouant
leur Naissance et renvoyant à leur référence Niépcienne
(ainsi qu'à cette aube, toujours recommencée, d'un bain révélateur),
n'est-il pas d'avoir réussi à instaurer un Temps autre ? un
Temps d'analyse, et si lent qu'il livre l'image, à ce qui menaçant
tout autre savoir, n'est que « destruction de la matière
et des idées ?».
Et la photographie, n'incarne-t-elle pas mieux que tout autre artefact,
la puissance et l'impuissance de tout acte de représentation ? N'est-elle
pas, plus que les pigments de la peinture, porteuse d'un symbole de mortalité
de l'homme, puisqu'elle ne fait que traque chez lui, sa mémoire lumineuse
et visuelle ?
En suivant « de loin » cette photographie ancestrale,
en veillant à ne jamais « la serrer de trop près
», Martial Verdier s'aventure aux confins d'une Histoire qu'il re-visite
avec le temps qu'il faut, afin de nous en restituer les sables, les grains,
les poussières, les virus, les particules, les atomes, qui à
tout instant, entrent en lutte et corrodent le corps de l'homme: son image,
son Savoir, et autres « Vanités »
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1) Hippolyte Bayard présente à Arago
les « négatif-papier » en 1840
Il réalise plusieurs « Vanités », autoportraits
en jardin et nus divers.
2)« Anamorphoses, les perspectives dépravées 11 »
de Jurgis Baltrusaitis,
Éditions Champ Flammarion, 1996, Paris. ( cf; « Les
Ambassadeurs » de Holbein p. 125-160)
3) ibid. p. 136
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